Le centenaire de la reconnaissance internationale du Kurdistan
Le traité de Sèvres, imposé à l’empire ottoman le 10 août 1920, établissait un Kurdistan autonome, prélude à un éventuel Etat indépendant. Cela fait aujourd’hui un siècle que le Kurdistan a été reconnu par les puissances européennes. Cette légitimation internationale participait d’un véritable démantèlement du territoire turc par le traité signé à Sèvres, le 10 août 1920. Le diktat alors imposé à l’Empire ottoman continue de nourrir la politique revancharde et les ambitions régionales de la Turquie actuelle, ainsi que vient de le mettre en lumière un passionnant dossier du « Monde », dont la carte ci-dessus est tirée. La dimension kurde de cet héritage historique mérite aussi d’être étudiée en tant que telle, car elle continue de peser sur les évolutions du Moyen-Orient.
Le sultan Abdulhamid II, au pouvoir de 1876 à 1909, avait maté les derniers soulèvements kurdes, mais en contrepartie d’un recrutement de ces tribus dans une cavalerie « hamidienne », dévouée au seul souverain, qui l’utilisait volontiers pour réprimer les populations arméniennes. Cette collaboration de supplétifs kurdes s’est aggravée lors du génocide arménien de 1915-17 et de l’extermination des Assyriens d’Anatolie. Le « Comité pour le relèvement du Kurdistan » (KTC) émerge en 1918 en alternative nationaliste à un tel leadership traditionnel, compromis avec les pires crimes du régime ottoman. Le représentant du KTC à Paris, Chérif Pacha, est lui-même un ancien diplomate ottoman, qui a dénoncé dès 1915 le génocide arménien. Il négocie avec la délégation arménienne à la Conférence de paix de Paris le tracé des frontières à venir entre une Arménie et un Kurdistan indépendants.
Ce tracé est repris dans le traité de Sèvres, qui établit une Arménie bel et bien indépendante, mais ne reconnaît qu’un statut d’ « autonomie locale pour les régions où domine l’élément kurde, situées à l’est de l’Euphrate et au sud de la frontière méridionale de l’Arménie ». Une telle autonomie, mise en oeuvre sous l’égide de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie, devra comporter des garanties pour les minorités non-kurdes, au premier rang desquelles les Assyriens. Au bout d’un délai d’un an, la majorité de la population kurde pourra revendiquer son indépendance auprès de la Société des Nations (SDN), une revendication qui, si elle est entérinée par la SDN, devra être pleinement reconnue par l’Etat turc. La SDN vient par ailleurs de confier à la France et à la Grande-Bretagne des « mandats » sur la Syrie, pour la première, et sur l’Irak, pour la seconde.
Ce Kurdistan, dont l’autonomie peut déboucher sur l’indépendance, n’inclut pourtant pas deux entités où des chefs séparatistes imposent alors une administration kurde. Il s’agit d’abord d’Ismail Agha, dit Simko, qui contrôle, de 1918 à 1922, un territoire largement kurde dans le nord-ouest de l’Empire perse. Plus ambitieux encore est Mahmoud Barzanji, qui se soulève en 1919 contre les Britanniques dans le nord de l’Irak. Malgré la répression de cette première insurrection, il parvient à établir, en 1922, un « royaume du Kurdistan », avec pour capitale Sulaymanya. Ces deux entités kurdes finissent néanmoins pas tomber sous les coups du centralisme persan, d’une part, et du mandat britannique sur l’Irak, d’autre part.
Le caractère léonin du traité de Sèvres provoque un sursaut nationaliste autour de Mustafa Kemal, le futur Atatürk (le père des Turcs). Les accords passés en 1921 entre Ankara, la nouvelle capitale turque, et Moscou, Paris et Rome, permettent à Kemal de concentrer contre la Grèce sa campagne militaire, victorieuse en 1922. La Turquie consolide ses frontières avec l’URSS, qui absorbe une « république d’Arménie » désormais soviétisée, et avec la Syrie, où elle abandonne la guérilla nationaliste face à la France (la résistance anticoloniale est alors menée par le Kurde Ibrahim Hanano, qui se considère Syrien avant tout). Le traité de Sèvres est abrogé, en 1923, au profit du traité de Lausanne qui consacre Kemal et sa République turque. Le grand récit national associe dès lors en Turquie les revendications kurdes au « complot » de Sèvres. La politique de turquification systématique, qui réduit les Kurdes à n’être plus que des « Turcs des montagnes », entraîne différents soulèvements dans le Sud-est du pays, écrasés l’un après
Les Kurdes étaient divisés en 1920 sur le projet d’un Kurdistan autonome sur une partie seulement des territoires majoritairement kurdes. Mais ils sont aujourd’hui unanimes à dénoncer la « trahison » des puissances européennes qui, après les avoir soutenus à Sèvres, les ont abandonnés à Lausanne. Ils y voient la confirmation de leur tragique isolement international, résumé par un adage devenu fameux: « Les seuls amis des Kurdes sont les montagnes ». La réalité est pourtant, en 1920-23, que les entités kurdes de Perse et d’Irak n’ont bénéficié d’aucun soutien des Kurdes d’Anatolie, dont une partie s’est d’ailleurs ralliée à Mustafa Kemal, dans l’espoir, vite déçu, d’une alliance turco-kurde sur le modèle « hamidien ». Il faudra attendre 1946 pour qu’une éphémère « république kurde » voit le jour à Mahabad, dans le nord-ouest de l’Iran, avec le soutien de militants venus d’Irak, dénommés alors peshmergas (ceux qui vont au devant de la mort).
Cette première manifestation de solidarité kurde, par-delà les frontières, sera pourtant loin d’être la règle: durant les décennies suivantes, des Kurdes d’Irak se rallieront souvent au pouvoir en place à Téhéran pour mener leur lutte contre Bagdad, alors que des Kurdes d’Iran effectueront le choix inverse, quitte à s’opposer aux peshmergas du pays voisin. Aujourd’hui encore, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), qui domine le gouvernement autonome du nord de l’Irak, tolère les raids menés sur son territoire par l’armée turque contre les maquis du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), né en Turquie en 1978. Dans de telles conditions, la référence au traité mort-né de Sèvres est plutôt de l’ordre de l’incantatoire. Et ce centenaire de la reconnaissance internationale du Kurdistan risque fort d'être bien peu célébré.
Casalino Pierluigi